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2021
Un piano autour du monde: Escale à Curaçao par Louise Bessette
Étiquette: Analekta
No de catalogue: AN 2 9845
Ma contribution à cette production incroyable
Réalisateur, Ingénieur son, Mixage, Montage numérique et Ingénieur au master
Projet

Originaire de Curaçao, dans les Antilles néerlandaises, le pianiste et compositeur Wim Statius Muller (1930-2019) partage avec Charles Ives le drôle de destin d’avoir étudié la composition dans une école prestigieuse avant de se tourner vers un tout autre métier. On a éventuellement découvert en Ives, après qu’il eut passé une grande partie de sa vie à vendre des assurances, l’un des compositeurs américains les plus originaux. Dans le cas de Muller, que l’on en viendra à appeler « le Chopin de Curaçao », après quelques petites années d’enseignement du piano à l’Université d’État de l’Ohio, il passera un peu plus de trente ans dans différents services de sécurité et de contre-espionnage ! Les deux musiciens ont également en commun une attirance pour les musiques populaires et une grande liberté d’action dans leur pratique de la composition musicale, n’étant subordonnés par leur choix de l’exercer en dilettante à aucune esthétique particulière.

La musique de Wim Statius Muller doit beaucoup, comme une grande partie de la musique curacienne, à celle de Frédéric Chopin, dont des partitions auraient été importées sur l’île qui baigne entre Aruba et Bonaire, au large du Venezuela, par le compositeur Jules François Blasini (1847-1886). La musique de Chopin inspira vite les musiciens locaux à composer une « mazurka caribéenne » qui demeura longtemps la danse nationale de Curaçao et qui marquait en quelque sorte l’acte de naissance de la musique classique des Antilles néerlandaises et d’une lignée de compositeurs qui compte Jan Gerard Palm (1831-1906), Joseph Sickman Corsen (1853- 1911) et Jacobo Palm (1887-1982), le premier professeur de piano de Muller, qui lui a dédié sa valse Shon Coco (opus 2, no 2). D’autres influences se font jour dans la musique de Muller, comme celle du calypso trinidadien, dont le rythme a étendu son emprise sur toute la Caraïbe orientale. Le compositeur avoue également un affectueux penchant pour la rumba cubaine, qu’il utilise « peut-être comme une forme de reconnaissance de la dette qu’ont les Antilles envers Cuba, qui a tant enrichi leurs traditions musicales » (Muller, dans la préface au recueil des Antillean Dances). Cependant, durant les 25 ans qu’il passa loin de son île pour le travail, aux Pays-Bas ou en Belgique, ce sont les rythmes entendus dans sa jeunesse qui lui revenaient, ceux de la valse, de la tumba et de la danza (qui en est une version plus « présentable »). Ainsi, écrit-il encore, l’une de ses pièces les plus populaires, Nostalgia (opus 2, no 22), fut écrite « par une morne journée de pluie en Hollande, alors que le soleil de Curaçao me manquait terriblement ».

Si la musique de Wim Statius Muller est essentiellement basée sur des rythmes de danses populaires, elle en le cependant pour se présenter à nous les beaux habits de la musique de concert, les valses et autres airs dansants du « Chopin de Curaçao » n’ayant rien à envier à ceux que composait celui de Varsovie. La théorie de la dualité culturelle élaborée par l’auteur Jan Brokkenpour expliquer l’attachement des Curaciens à la musique de Chopin, selon laquelle la culture bipartite de ce dernier est un re et de celle des insulaires, pourrait-elle également s’appliquer à Louise Bessette ? En effet, si le compositeur était écartelé entre les cultures française et polonaise, et si les habitants de Curaçao sont partagés entre celles des Antilles et des Pays-Bas, la pianiste vit elle aussi avec les pieds dans deux mondes, l’un dans la musique contemporaine des Giacinto Scelsi, Olivier Messiaen ou Walter Boudreau, tandis que l’autre danse sur les musiques qui ont été inspirées à Astor Piazzolla, Robert Berkman ou Isaac Albéniz par des airs populaires. C’est pratiquement un travail d’alchimiste que d’arriver à lier naturellement la « grande musique » à celle du peuple, tant pour les compositeurs que pour les interprètes. Muller y parvient dans sa musique, et la pianiste le sert magnifiquement.

C’est le musicien américain David Dubal, qui eut la chance d’étudier avec lui durant ses quelques années à l’Université d’État de l’Ohio, qui a convaincu Muller d’enregistrer une partie de sa musique, les 24 pièces de son opus 2, en 1984. C’est aussi Dubal qui a poussé Muller à faire publier ses partitions en 1998 chez International Music Co. sous le titre Antillean Dances. Louise Bessette offre ici l’intégrale des 22 pièces publiées dans ce recueil, et elle est la première à lui faire cet honneur. Muller interprète sa propre musique en s’octroyant le droit d’altérer certains rythmes, d’improviser et de glisser ici et là quelques « notes bleues », ce qui demeure, bien entendu, le privilège du compositeur, mais l’extraordinaire musicienne qu’est Louise Bessette offre à ses danses le traitement royal d’une interprétation toute en précision, et d’une clarté exceptionnelle.

© Réjean Beaucage

Audio & vidéo